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verser, gouverneinent, religion, société, famille, pour refaire de toute pièce un monde meilleur. Le nihilisme doctrinaire, le plus ancien et le plus commun, n’a jamais rien eu du scepticisme critique qui compare et analyse, qui réserve son jugement et sa liberté. Négation qui s’affirme et n’admet pas d’examen, il a été de prime abord une sorte de dogmatisme à rebours, aussi étroit, aussi aveugle et non moins impérieux, non moins intolérant que les croyances traditionnelles dont il repousse le joug.

Dans l’intempérance et la grossièreté de leur négation, jetée à tout ce que l’humanité se faisait honneur de respecter, on sentait, chez beaucoup des émules de Bazarof, quelque chose de la gaminerie de la première incrédulité, quelque chose des écarts désordonnés d’esprits récemment émancipés. Dans ces prétentions à la maturité d’une jeunesse désabusée avant d’avoir vécu, perçait comme un enfantillage dépravé. Pour beaucoup d’adeptes, les théories nihilistes n’étaient qu’une sorte de protestation contre les vieilles superstitions qui dominent encore les masses populaires, contre le servilisme politique, contre l’hypocrisie intellectuelle ou les dogmes de convention qui règnent trop souvent dans les hautes classes.

Ou demandait à un nihiliste de la première manière en quoi consistaient ses doctrines. Prenez la terre et le ciel, répondit-il, prenez l’État et l’Église, les rois et Dieu, et crachez dessus, voilà notre symbole. Serait-elle une raillerie d’un adversaire, cette définition n’en serait guère moins exacte. Le mot est, du reste, moins choquant pour une oreille russe que pour nos oreilles françaises ; cracher joue un grand rôle dans la vie et les superstitions moscovites. On crache pour détourner un présage, on crache en signe d’étonnement et en signe de mépris, on crache partout et

    temps avant que le nihilisme n’eût un nom : « Le véritable caractère de la pensée russe se développa dans toute sa force sous Nicolas. Le trait distinctif de ce mouvement, c’est une émancipation tragique de la conscience, une négation implacable, une ironie amère ».