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lisme national ou mieux de l’esprit russe lui-même[1]. Ce n’est point Herzen, le paradoxal et fascinateur écrivain, le grand railleur et le grand rêveur, à l’éloquence si chaude et si colorée que sa véritable patrie semblerait le pays du soleil, Herzen le poète ou le chantre de la négation, toujours romantique et idéaliste malgré lui, sceptique et triste au fond, révolutionnaire par sympathie, par besoin de croire et d’espérer, le cœur ouvert à toutes les passions comme à tous les nobles sentiments, l’esprit jusqu’à la fin accessible à toutes les idées et même aux dures leçons de l’expérience. Ce n’est point Bakounine, l’étroit et incorrigible sectaire, le logicien plus froid et plus dur que les glaces de sa terre natale, Bakounine, systématique comme un géomètre et déclamatoire comme un rhéteur, fanatique de négation, maniaque fermé à tout ce qui était étranger & sa folie, inaccessible au doute, au découragement, à toutes les leçons et les déceptions de la vie.

Herzen, par l’ampleur de son intelligence indisciplinée et toujours en quête du nouveau, par la large envergure et l’essor ailé de son imagination qui l’emportait souvent au delà de son système, dépassait singulièrement le cadre étriqué du nihilisme doctrinaire ; il en a moins été le législateur que l’involontaire et libre précurseur. Avec toutes ses faiblesses et ses généreux élans, avec ses accès d’espoir irréalisable et ses chutes dans le découragement, avec son désenchantement de la révolution comme de la civilisation, avec toutes les inconséquences et les contradictions de sa pensée et de sa vie, Herzen, qui semble une sorte de Faust révolutionnaire, reste l’un des types les plus vivants du Russe moderne, désorienté par une civilisation dont il réclame plus qu’elle ne peut donner.

Bakounine au contraire, « l’apôtre de la destruction » le prophète de l’anarchie et de l’amorphisme, l’involontaire

  1. Je rappellerai an lecteur que Herzen est mort à Nice en 1869 et Bakounine à Berne en 1878.