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trouvé un terrain plus propice que dans son pays d’origine. C’est des derniers fils de Kant et des révolutionnaires enfants du pacifique et conservateur Hégel, c’est des plus extrêmes représentants de la gauche hégélienne que les premiers ancêtres ou les premiers apôtres du nihilisme russe, Herzen et Bakounine ont tiré leur inspiration, sinon leurs théories[1]. Sous le rapport des idées et des vues, des négations ou des rêves, le nihilisme n’est qu’un produit corrompu de notre philosophie, de notre critique et de nos écoles socialistes. L’intérêt et l’originalité du radicalisme russe ne sont pas là, ils ne sont point dans des spéculations ou des abstractions étrangères à la plupart des jeunes adeptes du nihilisme contemporain. Ce que ce dernier a de vraiment original, il le doit à la situation politique et économique, à l’état social et religieux de la Russie, il le doit surtout au tempérament national.

Au fond, le nihilisme n’est que la forme russe de l’esprit négatif et révolutionnaire du siècle ; loin d’être une affection spéciale à la Russie, c’est une épidémie morale dont le germe a été apporté du dehors et dont toute l’Europe, dont tout le monde civilisé est plus ou moins atteint ; mais, les caractères et les effets du mal varient chez chaque peuple, suivant l’âge, la constitution, les habitudes du malade. Si, dans les plaines basses de la Neva ou du Volga, les accès de cette fièvre révolutionnaire, aujourd’hui devenue endémique, offrent des symptômes particuliers, cela tient à la fois à la complexion et au régime du peuple.

Le nihilisme, qui a fait tant de bruit de 1878 à 1883, n’est pas chose toute nouvelle. Il compte déjà, sous ce nom bizarre même, une longue existence, car il n’est pas nécessairement associé à des conjurations révolutionnaires ou à

  1. Pour les origines et les caractères du nihilisme, je me permettrai de renvoyer le lecteur à une conférence que j’ai faite, en juin 1880, de concert avec M. Th. Funck-Brentano. Voy. le Bulletin de la Société des études d’économie sociale. Cf. Funck-Brentano : Sophistes allemands et Nihilistes russes (1887).