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signalée, bien que moins remarquée : nous voulons parler des penchants aventureux de l’esprit russe, souvent avide de se jeter dans les spéculations les plus téméraires, esprit impatient des obstacles, qui ne s’effraie d’aucune hardiesse philosophique, sociale ou religieuse, qui, pour toutes, montre une complaisance ou une indulgence dont nous nous étonnons. La pensée du Russe ne connaît souvent pas plus de bornes que ses campagnes ou ses horizons, elle aime l’illimité, elle va droit à l’extrémité des idées, au risque de rencontrer l’absurde. L’esprit russe, présente par ce goût logique, par ce penchant pour l’absolu, une certaine ressemblance avec l’esprit français ; mais, chez lui, ce penchant a d’ordinaire pour correctif le sens pratique, positif, qui ne le laisse point sortir du domaine spéculatif. De là ce contraste frappant, chez tant de Russes, d’une grande audace dans la sphère intellectuelle et d’une égale timidité dans la vie réelle, d’une excessive témérité dans l’une, jointe à la plus prudente réserve dans l’autre.

La platitude du sol et la débilité de la nature me semblent encore responsables d’un des reproches le plus souvent et peut-être le moins justement faits au peuple russe : le manque d’individualité, le manque d’originalité, le manque de facultés créatrices. L’histoire et une civilisation longtemps arriérée n’en sont certainement pas innocentes ; mais si, ce dont il est permis de douter, ce défaut est général et incurable, c’est sur la nature qu’en doit d’abord retomber la faute. S’il manque de personnalité, le Russe ressemble encore en cela à ses campagnes. De leur pauvreté, de leur monotonie vient en partie la stérilité relative de la pensée russe. Cette terre n’offre guère d’images au poète, de couleurs au peintre ; elle renouvelle peu les impressions et les idées[1]. Si cette infécondité doit être cor-

  1. A cet égard, je me permettrai de faire remarquer la grande et féconde influence qu’ont eue sur la littérature russe les régions montagneuses excentriques, plus ou moins récemment annexées à l’empire, la Crimée et le Cau-