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rigueurs, en Pologne, j’ai entendu parfois raconter des traits touchants de ce contraste de caractère. En voici un exemple qui nous a été redit par des Polonais. Dans une des funestes insurrections dont les suites pèsent encore si lourdement sur ce malheureux pays, un sous-officier russe, cantonné dans une famille polonaise, se permit d’embrasser l’enfant de la maison. Aux yeux de la mère, patriote exaltée comme toutes les femmes polonaises, ce baiser russe était une outrageante souillure ; elle était alors grosse et eut l’imprudence de donner à l’audacieux un soufflet. Au lieu de se fâcher ou de se plaindre à ses chefs, le sergent russe tendit l’autre joue et se laissa mettre à la porte de la salle. Peu de temps après, il quittait la ville, et, s’étant fait informer par un camarade de la naissance du nouvel enfant, il lui envoyait de petits cadeaux pour son baptême.

D’ordinaire, le Russe comprend peu les résistances que l’espoir du succès n’encourage point ; accoutumé à se courber sous la fatalité, il trouve juste que les autres plient comme lui devant elle. S’il n’a point le culte de la force, il en a le respect. On rencontre quelque chose de cette alliance de sentiments chez les Allemands, chez les Prussiens surtout, mais chez ces derniers le côté affectueux est plus exclusif, plus tourné en dedans, plus égoïstement domestique, le côté rude et brutal est plus en dehors, et recouvert d’une morgue d’habitude étrangère aux Russes.

La faculté que la lutte contre cette froide et implacable nature a le plus éveillée chez le Grand-Russien, c’est l’esprit pratique et positif ; par là surtout, il se distingue du Petit-Russe comme des Slaves occidentaux ou méridionaux. Cette qualité dominante se montre partout chez lui et tout sert à l’expliquer. Selon la remarque d’un de ses écrivains[1], c’est dans les peines séculaires de la colonisation de la Grande-Russie que s’est formée celle disposition à voir en toute chose le but immédiat et le côté réel de la vie. De là

  1. M. Kavéline, Myti i sametki o Rousskoï istorii (Vêsinik Evropy, 1864).