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puisque nous avons tout présentement, sans plus nous travailler, ce que nous voulons aller chercher, avec tant d’effusion de sang humain, et tant de dangers ? Encore ne savons-nous si nous y parviendrons jamais, après que nous aurons souffert et fait souffrir à d’autres des maux et travaux infinis. »

(Plutarque, Vie de Pyrrhus, trad. Amyot.)

Voilà l’élégant et clair filet que Rabelais noya de sa veine impétueuse. Boileau a tiré à son tour, du même endroit de Plutarque, les meilleurs vers de son Épître au Roi.


Pourquoi ces éléphants, ces armes, ce bagage,
Et ces vaisseaux tout prêts à quitter le rivage ?
Disait au roi Pyrrhus un sage confident,
Conseiller très sensé d’un roi très imprudent.
— Je vais, lui dit ce prince, à Rome, où l’on m’appelle.
— Quoi faire ? — L’assiéger. — L’entreprise est fort belle
Et digne seulement d’Alexandre ou de vous ;
Mais, Rome prise enfin, Seigneur, où courons-nous ?
— Du reste des Latins la conquête est facile.
— Sans doute, on les peut vaincre : est-ce tout ? — La Sicile
De là nous tend les bras ; et bientôt, sans effort,
Syracuse reçoit nos vaisseaux dans son port.
— Bornez-vous là vos pas ? — Dès que nous l’aurons prise,
Il ne faut qu’un bon vent et Carthage est conquise.
Les chemins sont ouverts : qui peut nous arrêter ?
— Je vous entends, Seigneur, nous allons tout dompter :
Nous allons traverser les sables de Lybie,
Asservir en passant l’Égypte, l’Arabie,
Courir delà le Gange en de nouveaux pays,
Faire trembler le Scythe aux bords du Tanaïs,
Et ranger sous nos lois tout ce vaste hémisphère.
Mais, de retour enfin, que prétendez-vous faire ?