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me voyez, monsieur, au plus beau moment de ma vie, et, puisque la fortune me fait vous rencontrer, je vous prends à témoin de mon bonheur. Je suis enfin libre, exempt des craintes et des terreurs qui assaillent les hommes, des ambitions qui les dévorent et des folles espérances qui les trompent. Je suis au-dessus de la fortune ; j’échappe aux deux invincibles ennemis des hommes, l’espace et le temps. Je peux braver les destins. Je possède un bonheur absolu et me confonds avec la divinité. Et cet heureux état est mon ouvrage ; il est dû à une résolution que j’ai prise, si sage, si bonne, si belle, si vertueuse, si efficace, qu’à la tenir on se divinise.

» Je nage dans la joie, je suis magnifiquement ivre. Je prononce avec une entière conscience et dans la plénitude sublime de sa signification ce mot de toutes les ivresses, de tous les enthousiasmes et de tous les ravissements : « Je ne me connais plus ! »