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pleuvait la mitraille. C’est ce navire qui nous porte aujourd’hui. Doutez-vous que son nom ne soit d’un heureux présage ?

Il lança quelque temps encore des paroles ardentes pour échauffer les cœurs. Puis il dit qu’il allait dormir. On sut le lendemain qu’il avait décidé que, pour éviter les croiseurs, on naviguerait pendant quatre ou cinq semaines le long des côtes d’Afrique.

Dès lors, les jours se succédèrent pareils et monotones. La Muiron demeurait en vue de ces côtes plates et désertes, que les navires ne vont jamais reconnaître, et courait des bordées d’une demi-lieue, sans se risquer plus au large. Bonaparte employait la journée en conversations et en rêveries. Il lui arrivait parfois de murmurer les noms d’Ossian et de Fingal. Parfois il demandait à son aide de camp de lire à haute voix les Révolutions de Vertot ou les Vies de Plutarque. Il semblait sans inquiétude et sans impatience, et gardait toute la liberté de son esprit, moins encore par force d’âme que par une disposition naturelle à vivre tout entier dans le moment présent. Il