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l’embrasser ; je passais la main sur sa robe mordorée et lustrée comme un plumage, je tentais de m’asseoir sur ses genoux ; elle m’écartait comme on écarte un petit chien, sans daigner m’adresser un reproche ni me faire une défense. Aussi, la sentant inaccessible, je me livrais rarement à de tels élans. Presque tout le temps que je passais près d’elle, j’étais à peu près idiot et plongé dans un abêtissement délicieux. J’éprouvai à l’âge de huit ans que bienheureux est celui qui, cessant de penser et de comprendre, s’abîme dans la contemplation de la beauté ; et il me fut révélé que le désir infini, sans crainte et sans espoir, et qui s’ignore, apporte à l’âme et aux sens une joie parfaite, car il est à lui-même son entier contentement et sa pleine satisfaction. Mais cela, je l’avais bien oublié à dix-huit ans ; et depuis, je n’ai jamais pu le rapprendre complètement. Je demeurais donc devant elle immobile, les poings dans les joues et les yeux tout grands ouverts. Et quand, enfin, je sortais de mon extase (car tout de même j’en sortais), je manifestais ce réveil de l’esprit et du corps en donnant des coups de pied dans la table et en faisant des pâtés d’encre sur les fables de La