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dans la cuisine. Ayant fouillé le garde-manger, l’armoire et le buffet, je trouvai un fromage dont je m’emparai. C’était un de ces fromages de Neufchâtel, qui, en forme de ce bouchon de bois qu’on met à la bonde des tonneaux, en ont pris le nom de bondon. Il se trouvait à point, de petites taches rouges parsemaient sa peau bleuâtre et veloutée. Je l’apportai à mon frère qui n’avait pas plus bougé de place qu’une horloge et roulait des prunelles étonnées. Il ne refusa point, tira son couteau de sa poche et se mit à creuser le bondon et à porter à la pointe de la lame de gros morceaux dans sa bouche. Il mâchait avec une lenteur qui lui devait être habituelle, gravement, d’une âme recueillie et sans perdre une seconde pour souffler ou respirer. Ma mère survint. Il ne restait guère alors du bondon que la peau. Je crus devoir m’expliquer :

— Maman, c’est mon frère : je l’ai adopté.

— C’est très bien, fit ma mère en souriant. Mais il va s’étouffer. Donne-lui à boire.

Mélanie, que je trouvai à propos dans la cuisine, apporta un verre d’eau rougie à mon frère qui le but d’un trait, s’essuya la bouche sur sa manche et soupira d’aise.