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bien ce qu’il y a dans ma jalousie. Quand je l’examine, j’y trouve des préjugés héréditaires, un orgueil de sauvage, une sensibilité maladive, un mélange de violence bête et de faiblesse cruelle, une révolte imbécile et méchante contre les lois de la vie et du monde. Mais j’ai beau la connaître pour ce qu’elle est : elle est et me tourmente. Je suis le chimiste qui, étudiant les propriétés de l’acide qu’il a avalé, sait avec quelles bases il se combine et quels sels il forme. Cependant l’acide le brûle et le brûlera jusqu’aux os.

— Mon ami, vous êtes absurde.

— Oui, je suis absurde, je le sens mieux que vous ne le sentez vous-même. Vouloir une femme dans tout l’éclat de sa beauté et de son esprit, maîtresse d’elle-même, et qui sait, et qui ose, plus belle en cela et plus désirable, et dont le choix est libre, volontaire, instruit ; la désirer, l’aimer pour ce qu’elle est et souffrir de ce qu’elle n’a ni la candeur puérile, ni la pâle innocence qui choqueraient en elle, s’il était possible de les y rencontrer ; lui demander à la fois qu’elle soit elle et ne soit pas elle, l’adorer telle que la vie l’a faite et regretter amèrement que la vie, qui l’a tant embellie, l’ait seulement touchée, oh ! c’est absurde. Je t’aime, entends-tu, je t’aime avec tout ce que tu m’apportes de sensations, d’habitudes, avec tout ce qui vient de tes expé-