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l’illusion de ces deux êtres excellents qui s’aiment, qui vont mourir, atteints du même mal, et qui, heureux l’un par l’autre, se croient l’un et l’autre sauvés. Mais se trompaient-ils tant, après tout ? Est-ce que les heures d’amour ne sont pas les seules qui comptent dans la vie ? Qu’importe que le temps nous soit mesuré, si l’amour ne nous l’est pas ! Souhaitons pour chacun de nous que le songe de la vie soit, non pas long et traînant, mais affectueux et consumé de tendresse.

Je ne reprendrai pas la lettre où je l’ai laissée : j’y trouverais en chemin trop de colères civiques, trop d’amertumes. 11 faudrait, pour les excuser, rappeler les affres de l’année terrible et prouver qu’en fait d’imprécations tout alors était permis aux vaincus. Je m’en tiens aux choses intimes :

«… Quant à ma chère Emma, je vous réponds de son bonheur. Je ne l’aime pas comme je l’aurais aimée à vingt ans. J’ai trente et un ans sonnés et je ne suis plus attiré par l’inconnu de la femme. Mon amour est doux et réfléchi, presque austère. Il a poussé ses racines lentement, à mon insu. J’en avais peur. C’est parce que je le sentais croître et que je n’osais pas espérer qu’Emma me le rendrait, que je m’étais sauvé à Serquiquy et que je voulais partir de nouveau. Enfin ! ce doux être a bien voulu m’aimer. Quelle reconnaissance je lui dois ! Ce qu’elle m’apporte, ce n’est pas seulement une mignonne et charmante femme, c’est le calme, c’est la vie honorable et longue, c’est l’avenir… Elle va être ma femme, elle m’aime ; elle me l’a dit devant les êtres chers qui font l’amour sacré et le changent en devoir. Ma mère l’appelle sa fille et j’ose à peine la regarder. Je suis heureux d’avoir été malade ; cela me fait comme une seconde existence qui est tout à elle. »