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quelque chose d’inconnu. Mordue par ses propres chimères, elle pleurait. Elle avait des élans de piété ; elle dévorait des livres de dévotion, elle soupirait après l’ombre du voile et la paix du cloître. Le soir, elle allait prier au pied d’une croix dressée sous un peuplier, au départ de deux routes.

Elle eut un temps de crise ; ses nerfs furent étrangement ébranlés ; il lui vint des hallucinations. Une douce et bizarre folie de vierge soufflait en elle par bouffées. Assise seule, sa lampe à la main, dans l’escalier d’une tour, elle épiait sur le cadran de l’horloge la conjonction des aiguilles à minuit, et elle entendait alors des bruits lointains, des soupirs de victimes. René, par qui nous savons toutes ces choses, fit tout ce qu’il put pour nous faire croire qu’il était la cause de ses troubles et que cette sœur adorable était comme Phèdre malgré soi incestueuse. Comment ne pas reconnaître Lucile dans l’Amélie de René ? Ces sentiments restent le secret du vieux château de Combourg. Mais nous surprenons beaucoup d’affectation et bien de l’arrangement à l’endroit de Lucile dans les Mémoires d’Outre-tombe. Des lettres qu’on a montrent qu’à vingt ans le vicomte parlait de sa sœur sur le ton d’un Lovelace et d’un Valmont1. Elle sentit, avec un tact de femme aimante, le génie naissant de René. Un jour, comme elle se promenait avec lui sous les arbres d’une allée, au milieu du

1. Voir le très beau livre de Lemaître sur Chateaubriand, bien postérieur à cette étude et qui la rend inutile.