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Enfin sa raison se troubla. Il fut frappé d’un mal étrange. Des éclairs lui passaient sur la vue. Il voyait tous les objets doubles et mouvants. Il lui arriva de voir à l’horizon deux soleils. Il était saisi d’épouvantes sans cause. 11 ne pouvait traverser la Seine en bac sans frissonner, ni passer dans un jardin devant un bassin plein d’eau. Il lui était tout à fait impossible de rester dans un appartement où il y avait une compagnie nombreuse, surtout si les portes et les fenêtres étaient fermées. Quand il traversait un jardin public, il lui semblait que les promeneurs le regardaient avec malveillance, le raillaient, voulaient sa perte. Mais, assis dans les Tuileries, sur les buis du fer à cheval, il regardait jouer les enfants, et leurs cris clairs le calmaient. « Toutes les fois que l’esprit mauvais du Seigneur saisissait Saiil, le petit berger David prenait la harpe et la touchait de sa main, et Saùl était soulagé, car l’esprit mauvais se retirait de lui. » C’était un mal sacré qui travaillait le promeneur solitaire, le mal d’un cœur trop plein qui s’efforce d’épandre au dehors mille formes charmantes. Saint-Pierre enfantait alors, dans un grand travail, les pages vivantes, animées, de ses Études de la nature. C’était le temps de la crise. Il dit plus tard, en pensant à ces jours-là : « Il y a des moments où j’ai entrevu les cieux, éprouvant, à la vérité, dans le monde des maux inénarrables. »

Le manuscrit des Études fut rejeté par plusieurs libraires. L’auteur résolut de le faire imprimer à ses frais. Il était véritablement pauvre alors. Au mois de juin (1784) il portait un habit d’hiver. Il était,