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à Port-Louis M. Poivre, homme pacifique, mutilé par la guerre. M. Poivre était alors intendant des îles de France et de Bourbon. Il y avait introduit les épices. Son administration était bienfaisante. Mais, soit que la bonté effective de M. Poivre fît quelque honte au législateur chimérique, soit que Saint-Pierre eût dès l’abord, selon la pente de son esprit, trop attendu de l’intendant, il se brouilla avec cet homme dont l’amitié l’eût honoré. Il était chagrin, il se lamentait, il écrivait des lettres amères, il gémissait sur ses comptes de dépenses. Il ne pardonnait pas à M. de la Bourdonnais d’avoir accru le prix des denrées en même temps que le commerce de l’île. Les effroyables misères des noirs esclaves offensaient sa vue, augmentaient son malaise. Mais, avec une tête médiocrement forte et un esprit malheureux, il avait un don rare et charmant : il sentait la nature. Il fit le tour de l’île, à pied, avec deux noirs, longeant les grèves bordées de chiendents et de mangliers, passant les rivières à gué, gravissant les mornes, goûtant les voluptueux paysages, s’arrêtant à considérer çà et là le port élégant d’un palmiste, les ailes bien musclées d’un éper-vier, les formes végétales d’un madrépore, content, charmé. Dans son amitié pour cette nature tropicale, il ôta ses bottes pour marcher pieds nus, comme les noirs, sur la grève humide. Ce retour à la nature lui valut un coup de soleil et une cruelle nuit de fièvre. Il remit ses bottes sitôt qu’il put. Il soupait au hasard, dans les habitations. Quand les femmes et les fruits y étaient agréables, il souhaitait d’y vivre, d’y mourir. Et il passait.