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fants sont bien fripons, mais ils s’aiment ; attendez qu’ils soient fortement éprouvés, vraiment malheureux, et vous les verrez sublimes. C’est que le même amour fait les héros et les infâmes. Quand la mort frappera dans un désert la jolie tête de Manon, quand il ne restera plus d’elle qu’un souvenir, ce souvenir sera plein de charme et d’attendrissement. Beaucoup diront en fermant le livre : « Oh ! Manon, comme je t’aimerais si tu vivais ! » Tout est naturel, tout est vrai, tout est juste dans ce petit livre. On n’y pourrait pas changer un mot. Quand Prévost eut fait le plus simplement du monde ce miracle d’art, il écrivit deux pages de morale pour les mettre devant. C’est comme un fichu jeté sur les épaules de Mlle Manon. Il se flatte dans ce petit morceau d’avoir écrit un ouvrage utile aux mœurs[1]. Je le veux bien. Mais c’est quand votre livre

  1. Voici ce morceau dans tout son entier :

    Le public a lu avec beaucoup de plaisir le dernier volume des Mémoires d’un homme de qualité, qui contient les Avantures du Chevalier des Grieux et de Manon Lescot. On y voit un jeune homme, avec des qualités brillantes et infiniment aimables, qui, entraîné par une folle passion pour une jeune fille qui lui plaît, préfère une vie libertine et vagabonde à tous les avantages que ses talens et sa condition pouvoient lui promettre ; un malheureux esclave de l’amour, qui prévoit ses malheurs sans avoir la force de prendre quelques mesures pour les éviter ; qui les sent vivement, qui y est plongé, et qui néglige les moyens de se procurer un état plus heureux ; enfin un jeune homme vicieux et vertueux tout ensemble, pensant bien et agissant mal ; aimable par ses sentimens, détestable par ses actions. Voilà un caractère bien singulier. Celui de Manon Lescot l’est encore plus. Elle connoît la vertu, elle la goûte même, et cependant elle commet les actions les plus indignes. Elle aime le Chevalier des Grieux avec une passion extrême ; cependant le désir qu’elle a de vivre dans l’abondance et de briller lui fait trahir ses sentimens pour le Chevalier, auquel elle préfère un riche Financier. Quel art n’a-t-il pas fallu pour Intéresser le Lecteur et lui inspirer de la compassion, par rapport aux funestes disgrâces qui arrivent à cette fille corrompue ! Quoique l’un et l’autre soient très libertins, on les plaint, parce que l’on voit que leurs déreglemens viennent de leurs foiblesses et de l’ardeur de leurs passions, et que d’ailleurs ils condamnent eux-mêmes leur conduite et conviennent qu’elle est très-criminelle. De cette manière, l’auteur, en représentant le vice, ne l’enseigne point. Il peint les effets d’une passion violente qui rend la raison inutile lorsqu’on a le malheur de s’y livrer entièrement ; d’une passion qui, n’étant pas capable d’étouffer entièrement dans le cœur les sentimens de la vertu, empêche de la pratiquer. En un mot, cet ouvrage découvre tous les dangers du dérèglement. Il n’y a point de jeune homme, point de jeune fille, qui voulut ressembler au Chevalier et à sa maîtresse. S’ils sont vicieux, ils sont accablez de remords et de malheurs. Au reste, le caractère de Tiberge, ce vertueux ecclésiastique, ami du Chevalier, est admirable. C’est un homme sage, plein de religion et de piété ; un ami tendre et généreux ; un cœur toujours compatissant aux foiblesses de son ami. Que la piété est aimable, lorsqu’elle est unie à un si beau naturel ! Je ne dis rien du style de cet ouvrage. Il n’y a ni jargon, ni affectation, ni réflexions sophistiques : c’est la nature même qui écrit. Qu’un auteur empesé et fardé paroit pitoyable en comparaison ! Celui-ci ne court point après l’esprit, ou plutôt après ce qu’on appelle ainsi. Ce n’est point un stile laconiquement constipé, mais un stile coulant, plein et expressif. Ce n’est par tout que peintures et sentimens, mais des peintures vrayes et des sentimens naturels.