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trouble aisément et s’emplit d’idées noires. La tâche quotidienne, le travail pour la vie le rappellent dans la cité. Il coudoie dans un park un homme déjà mur, ridé, agité d’un tremblement nerveux et insensible à tout ce qui se passe en dehors de sa tête. On le heurte, personne ne prend garde à lui. Il est vêtu comme un marchand, et c’est en effet un pauvre imprimeur de la Cité, mais il porte dans son cerveau des figures qui charmeront tout un siècle ; il imagine Pamela, Lovelace, Clarisse et Clémentine. C’est Samuel Richardson.

Prévost publia à Londres son deuxième roman : Histoire de Cleveland, fils naturel de Cromwell. C’est la plus sombre histoire qu’on ait jamais imaginée. Des cavernes sauvages, des îles affreuses, des festins de cannibales, une vieille femme s’ouvrant la veine du bras avec un mauvais-couteau pour nourrir de son sang une petite fille. Prévost s’effrayait lui-même à créer tant d’horreurs et jouissait de son effroi.

Heureusement, il changea d’humeur et composa peu de temps après, en quelques semaines, un petit roman qu’il ajouta aux Mémoires d’un homme de qualité, apparemment pour le faire lire. Il faisait peu de cas d’un récit aussi simple : c’était l'Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Manon aime toute sa vie et reste huit jours fidèle. Il lui faut des chiffons et des soupers ; elle respire la volupté ; jusque dans la charrette qui la transporte à l’Hôpital elle est charmante, et il faut bien l’aimer ! Ce jeune chevalier qui se fait grec pour elle et fait sauter la carte dans sa manchette inspire vraiment de la pitié. Ces deux en-