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barrassé de payer l’écot. Il se mettait parfois quelque méchante affaire sur les bras. M. le procureur, qui était d’humeur rigide, se fâcha tout rouge de la nouvelle équipée de son fils. Celui-ci ne jugea pas opportun de l’aller trouver et passa en Hollande. Il y rencontra une jeune fille, qui lui parut la plus belle du monde. Il l’aima tout d’un coup avec toute l’ardeur imaginable. Elle le trompa. Il se crut l’homme le plus malheureux du monde, et il l’était en effet, puisqu’il croyait l’être. Il pensa qu’il ne se consolerait jamais, en quoi il se trompait. Dans son désespoir, il renonça à sa maîtresse, aux Hollandaises, à toutes les femmes, aux plaisirs du monde, et courut s’enfermer dans un couvent de l’ordre des bénédictins de Saint-Maur. Il avait vingt-deux ans, avait été deux fois soldat et deux fois jésuite.

Les bénédictins, qui étaient alors en querelle avec les jésuites, le reçurent comme un butin fait sur l’ennemi. Ce fut un cri de joie à son entrée. Songez qu’ils enlevaient une brebis au bercail de saint Ignace. Prévost disait : « Je suis mort. Voici ma tombe. » On ne peut avoir plus de candeur. Il fit un noviciat d’une année, pendant lequel personne n’eut de ses nouvelles. M. le procureur croyait son fils au diable où il l’avait envoyé, pendant que le fils, prosterné dans une cellule, usait ses lèvres sur un crucifix.

Après un an révolu, Antoine Prévost prononça, avec la solennité requise et dans la forme ordinaire, les trois vœux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté. Il fut couché sous un drap noir, et l’office des trépassés fut récité sur lui.