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en bien des points. Ici comme là le faste de quelques-uns couvre la misère de tous, et les coquins abondent.

Quant à la personne de Gil Blas, ni bon ni mauvais, tout d’instincts et d’appétits, dupé, dupant, c’est l’homme même.

Le Sage était sourd quand il fit ce beau livre où les plus légers murmures de l’amour-propre et des passions sont exactement notés. Et ce livre est d’un pauvre homme qui travaillait pour vivre. L’oncle Gabriel, qui ruina son neveu, est bien l’oncle de Turcaret et de Gil Blas.

Le Sage a quarante-sept ans ; il a produit deux ou trois chefs-d’œuvre, il a accompli le miracle du roman. Il faut que de sa tête, dont un monde est sorti, il tire encore de quoi faire vivre les siens. Il travaille et travaillera pour la foire. Là, il n’a pas à subir l’ineptie superbe des comédiens. Là on consomme des pièces ; il en produira. Il fabriquera la satire au gros sel qu’Arlequin, Colombine, Scaramouche et Pierrot débiteront sur les tréteaux aux laquais et aux chambrières, entre la boutique de la marchande d’éventails et le char de l’opérateur. À l’aide de quelques bons compagnons, il aura fait vingt, trente, quarante, soixante, soixante-dix arlequinades. Cela se débite. Pour faire rire la foule, vous savez de quoi il faut parler. Il y a des sujets qui ont le don d’égayer. Parfois, dans les couplets de la foire, la rime, inexacte à dessein, suggérait au spectateur le mot propre, c’est-à-dire le gros mot. Le mot propre échappa une fois à la comédienne, qui alla passer quelques jours à la