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petite Perdita le temps de croître en sagesse et en beauté, et quand il rouvre la scène, il y évoque l’antique Porte-faux, pour rendre raison aux spectateurs des longs jours qui ont pesé sur la tête du jaloux Léontes.

J’ai laissé dans ce journal, comme Shakespeare dans sa comédie, un long intervalle dans l’oubli, et je fais, à l’exemple du poète, intervenir le Temps, pour expliquer l’omission de dix années. Voilà dix ans, en effet, que je n’ai écrit une ligne dans ce cahier, et je n’ai pas, hélas ! en reprenant la plume, à décrire une Perdita « grandie dans la grâce ». La jeunesse et la beauté sont les compagnes fidèles des poètes ; mais ces fantômes charmants nous visitent à peine, nous autres, l’espace d’une saison. Nous ne savons pas les fixer. Si l’ombre de quelque Perdita s’avisait, par un inconvenable caprice, de traverser ma cervelle, elle s’y froisserait horriblement à des tas de parchemin racorni. Heureux les poètes ! leurs cheveux blancs n’effarouchent point les ombres flottantes des Hélène, des Francesca, des Juliette, des Julie et des Dorothée ! Et le nez seul de Sylvestre Bonnard mettrait en fuite tout l’essaim des grandes amoureuses.