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de l’avenue déploient, au soleil du printemps, leurs premières feuilles encore pâles et frileuses. À mon côté, les calèches roulent vers le Bois de Boulogne. J’ai, sans le savoir, poussé ma promenade sur cette avenue mondaine, et je me suis arrêté stupidement devant une boutique en plein air où sont des pains d’épice et des carafes de coco bouchées par un citron. Un petit misérable, couvert de loques qui laissent voir sa peau gercée, ouvre de grands yeux devant ces somptueuses douceurs qui ne sont point pour lui. Il montre son envie avec l’impudeur de l’innocence. Ses yeux ronds et fixes contemplent un bonhomme de pain d’épice d’une haute taille. C’est un général, et il ressemble un peu à l’oncle Victor. Je le prends, je le paye et je le tends au petit pauvre qui n’ose y porter la main, car, par une précoce expérience, il ne croit pas au bonheur ; il me regarde de cet air qu’on voit aux gros chiens et qui veut dire : « Vous êtes cruel de vous moquer de moi. »

— Allons, petit nigaud, lui dis-je de ce ton bourru qui m’est ordinaire, prends, prends et mange, puisque, plus heureux que je ne fus à ton âge, tu peux satisfaire tes goûts sans te désho-