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n’est plus vrai. Le pauvre sans désirs possède le plus grand des trésors ; il se possède lui-même. Le riche qui convoite n’est qu’un esclave misérable. Je suis cet esclave-là. Les plaisirs les plus doux, celui de causer avec un homme d’un esprit fin et modéré, celui de dîner avec un ami ne me font pas oublier le manuscrit, qui me manque depuis que je sais qu’il existe. Il me manque le jour, il me manque la nuit ; il me manque dans la joie et dans la tristesse ; il me manque dans le travail et dans le repos.

Je me rappelle mes désirs d’enfant. Comme je comprends aujourd’hui les envies toutes-puissantes de mon premier âge !

Je revois avec une singulière précision une poupée qui, lorsque j’avais dix ans, s’étalait dans une méchante boutique de la rue de Seine. Comment il arriva que cette poupée me plut, je ne sais. J’étais très fier d’être un garçon ; je méprisais les petites filles et j’attendais avec impatience le moment (qui, hélas ! est venu) où une barbe piquante me hérisserait le menton. Je jouais aux soldats et, pour nourrir mon cheval à bascule, je ravageais les plantes que ma pauvre mère cultivait sur sa fenêtre. C’était là