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Cette image me remplit d’une mélancolie charmante. Que ceux qui n’ont point dans leur âme un pastel à demi effacé se moquent de moi ! Comme les chevaux qui sentent l’écurie, je hâte le pas à l’approche de mon logis. Voici la ruche humaine où j’ai ma cellule, pour y distiller le miel un peu âcre de l’érudition. Je gravis d’un pas lourd les degrés de mon escalier. Encore quelques marches et je suis à ma porte. Mais je devine, plutôt que je ne la vois, une robe qui descend avec un bruit de soie froissée. Je m’arrête et m’efface contre la rampe. La dame qui vient est en cheveux ; elle est jeune, elle chante ; ses yeux et ses dents brillent dans l’ombre, car elle rit de la bouche et du regard. C’est assurément une voisine et des plus familières. Elle tient dans ses bras un joli enfant, un petit garçon tout nu, comme un fils de déesse ; il porte au cou une médaille attachée par une chaînette d’argent. Je le vois qui suce ses pouces et me regarde avec ses grands yeux ouverts sur ce vieil univers nouveau pour lui. La mère me regarde en même temps d’un air mystérieux et mutin ; elle s’arrête, rougit à ce que je crois, et me tend la petite créature. Le bébé a un joli pli entre le poignet et le bras,