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Noé jusqu’à Charlemagne. M. de Lessay avait emmagasiné dans sa tête toutes les erreurs du xviiie siècle en matière d’antiquités. J’étais en histoire de l’école des novateurs et dans un âge où l’on ne sait guère feindre. La façon dont le vieillard comprenait ou plutôt ne comprenait pas les temps barbares, son obstination à voir dans la haute antiquité des princes ambitieux, des prélats hypocrites et cupides, des citoyens vertueux, des poètes philosophes et autres personnages, qui n’ont jamais existé que dans les romans de Marmontel, me rendait horriblement malheureux et m’inspira d’abord toutes sortes d’objections fort rationnelles sans doute, mais parfaitement inutiles et quelquefois dangereuses. M. de Lessay était bien irascible et Clémentine était bien belle. Entre elle et lui, je passais des heures de tortures et de délices. J’aimais, je fus lâche, et lui accordai bientôt tout ce qu’il exigea sur la figure historique et politique que cette terre, qui plus tard devait porter Clémentine, affectait aux époques d’Abraham, de Ménès et de Deucalion.

À mesure que nous dressions nos cartes, mademoiselle de Lessay les lavait à l’aquarelle. Penchée sur la table, elle tenait le pinceau à deux