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LES DÉBUTS DE VICTORIEN SARDOU

de Rome ; les plus grandes choses ont d’humbles commencements. À dix-sept ans le jeune Victorien disait : « Moi, je veux écrire. » Et comme son père lui donnait à choisir entre le droit et la médecine, il choisit la médecine, la tenant particulièrement utile à l’écrivain pour la connaissance qu’elle donne des secrets douloureux de la vie organique. Il suivit pendant dix-huit mois le service de Lenoir à l’hôpital Necker. Cependant il écrivait la Reine Ulfra, tragédie suédoise où les vers, par une audacieuse innovation, étaient proportionnés à la qualité des personnages. Ainsi la reine parlait en alexandrins, les ministres n’avaient à leur usage que des vers de dix syllabes ; quant aux gens du peuple, il fallait qu’ils se contentassent de tout petits vers. Les amis du poète carabin lui disaient : « Il faudrait montrer votre pièce à Rachel. » Le conseil était bon, mais difficile à suivre. Pourtant, Sardou, qui n’était pas maladroit, trouva moyen de faire recommander son manuscrit à la grande tragédienne. « Non ! s’écria celle-ci ; une pièce qui se passe en Suède, c’est impossible. Que ce jeune homme écrive une pièce grecque et je la jouerai peut-être. » En attendant, Victorien Sardou était fort embarrassé de vivre. Seul à Paris, la Reine Ulfra était toute sa fortune. Il demanda des ressources au journalisme et apporta un Salon à une revue d’alors que nous nommerons, si vous voulez bien, les Arts universels. Le premier article fut inséré, mais le lendemain le rédacteur en chef dit au débutant : « Ce n’est pas mal, votre affaire ; seulement, ce n’est pas cela du tout. Je ne fais pas un journal d’art, moi, je fais un canard. Je veux établir à côté de mon journal un magasin de vente de tableaux, et, comme je ne peux avoir ni des Delacroix, ni des