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LA VIE LITTÉRAIRE

vous, nous sommes des bénédictins. Comme nous avons (toutes les vertus des bons moines, nous avons aussi quelques-uns de leurs défauts. Nous sommes sceptiques et nous sommes crédules. Nous ne croyons à rien, cela nous mène à croire à tout. La crédulité fait la joie du sceptique, qui mord avec délices à ce fruit défendu. Il faut nous comprendre et nous pardonner : nous sommes curieux parce que nous sommes reclus. Notre curiosité n’est pas toujours bienveillante. Nous qui ne faisons jamais le mal nous y croyons volontiers. Nous savons que le siècle est plein de violences et d’impuretés. C’est pourquoi il n’est tel régal pour un philosophe que les cancan d’une femme de chambre.

Je ne dis pas cela pour M. Taine. Mais son idée de Napoléon semble avoir été conçue dans un coup de surprise horrifique et nourrie ensuite sous l’aiguillon d’une curiosité bizarre. C’est par là que je lui trouve un air monacal. Je sens bien que j’ai besoin de m’expliquer et qu’on n’entrera pas volontiers dans ma pensée. Mais qu’on songe à nos vieux hagiographes, aux pieux légendaires qui travaillaient loin du monde. Ils présentaient avec infiniment moins de talent sans nul doute, mais dans un sentiment assez semblable, le caractère des puissants de ce monde, de ces empereurs de Rome qui, possédés par le démon, tourmentaient les chrétiens et se déchiraient eux-mêmes comme des furieux. Ainsi que M. Taine, ils écartaient les considérations politiques les vues d’ensemble, les raisons d’État, et ne faisaient figurer leurs personnages que dans des scènes intimes et secrètes. Là, il est vrai, où M. Taine fait voir le jeu des nerfs, ils montraient l’action du diable mais la psychologie n’était pas bien différente.