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TAINE ET NAPOLÉON

instant qu’il allait se trouver mal. » L’historien des Origines de la France contemporaine s’en réfère sur ce point à un rapport à Louis XVIII et à un récit de Lucien. L’autorité de Lucien est grande. Mais celle de La Valette n’est pas moindre ; La Valette était témoin et c’était un honnête homme. Or, dans le récit de La Valette, Bonaparte n’est pas pris au dépourvu par un péril laid et d’espèce nouvelle.

« Il (Bonaparte) se dirigea vers le conseil des Cinq-Cents. Dans le vestibule étaient les grenadiers, qui prirent les armes. Le bruit qu’ils firent jeta l’effroi dans l’Assemblée, et quand il s’y présenta, une foule de membres se précipita au-devant de lui avec des cris de fureur, au milieu desquels on distinguait le mot de dictateur. Il était tellement pressé entre les députés, son état-major et les grenadiers, qui s’étaient précipités à l’entrée de la salle, que je crus un instant qu’il allait être étouffé. Il n’y avait pas moyen d’avancer ou de reculer. Enfin ceux qui l’accompagnaient sentirent qu’il fallait lui ouvrir un passage, et ils y parvinrent après de violents efforts. Il redescendit alors dans la cour, monta à cheval… » (Mémoires du comte de La Valette, t. Ier, p. 352.) « Deux fois, selon M. Taine, sous l’orage parlementaire ou populaire, il s’est manqué à lui-même. » Nous venons de voir le premier orage ; le second l’assaillit à Saint-Canat en 1814. « Après l’abdication de Fontainebleau, dit M. Taine, devant les imprécations et les fureurs qui l’accueillent en Provence, pendant quelques jours son être moral semble dissous ; les instincts animaux remontent à la surface… Dans l’auberge de la Calade « il tressaille et change de couleur au moindre bruit » ; les commissaires, qui montent plusieurs fois dans sa chambre, « le trouvent toujours en larmes. »