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LA VIE LITTÉRAIRE

sont-ils fort mal rangés. Quant aux autres, c’est présentement l’apprenti menuisier qui les pose sur des tablettes de bois blanc. Il se nomme Paulin ; il est jovial et s’acquitte lestement de sa besogne. Le classement des ouvrages est ce qui l’embarasse le moins. Il met en évidence ceux qui sont bien reliés et il cache les autres. Grâce à lui, ma bibliothèque présentera l’image de la société : les auteurs y seront traités sur leur mine, et c’est l’or qui procurera les meilleures places. M. Paulin babille en travaillant et me conte ses petites affaires.

— C’est donc vrai, monsieur, me dit-il en soupirant, qu’on ne jouera plus ce Lohengrin ? Quel dommage ! J’ai manifesté trois fois, et ç’a été, malgré la pluie, trois bonnes soirées. J’ai crié : À bas Wagner ! À bas Lamoureux ! Vive Peyramont ! J’en suis encore tout enroué. Est-il possible que cela soit fini si tôt ? Un si beau tapage !

C’est une question de savoir si l’on doit la vérité aux hommes. Les moralistes sont divisés à ce sujet et, pour ma part, je me sens au cœur quelque respect pour les erreurs consolantes. Je ne crus pas toutefois devoir refuser la vérité à mon jeune menuisier.

— Monsieur Paulin, lui dis-je, vous avez fait une sottise.

Il me regarda d’un air de reproche et me répondit :

— Oh ! monsieur, pouvez-vous dire cela ? Je me sens grandi de trois pieds depuis ces trois soirées. J’ai dit son fait à Bismarck ; j’ai résisté aux sergots qui voulaient m’empoigner. J’ai failli aller au poste. J’ai un camarade qui passe aujourd’hui en police correctionnelle. Il ne disait rien ; c’est moi qui criais. Je me sens un homme ! je me sens un citoyen.

Il posa sur une tablette la pile de livres