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LA VIE LITTÉRAIRE

frappé du mystère de la vie. Ses paroles et ses actions sont empreintes d’une gravité qui va jusqu’à la tristesse. Il agrandit l’amour en l’enveloppant de mélancolie. Il a un sentiment de la destinée qui lui ôte presque le sentiment de soi-même, et qui le rend touchant et tragique au plus haut point. Peu de héros d’opéra, vous en conviendrez, atteignent cette hauteur poétique et morale.

Wagner a bien fait en refaisant la vieille légende de Lohengrin. C’est le propre des légendes de n’appartenir à personne en particulier et d’être à tout le monde. Elles vivent, elles se transforment et elles expriment, en se modifiant sans cesse, la pensée de l’humanité. Wagner a su renouveler celle-ci en la dégageant de sa forme gothique, si disgracieuse pour nous, et en l’animant d’un souffle moderne.

Il l’a rendue haute et pure, et il lui a donné la clarté spirituelle d’un symbole. L’intérêt du poème de Wagner — Wagner l’a dit lui-même — repose tout entier sur une péripétie qui s’accomplit dans le cœur d’Elsa et qui touche à tous les mystères de l’âme. La durée d’un charme qui répand une félicité merveilleuse et inspire la calme plénitude de la foi dépend d’une seule condition, c’est que jamais cette question ne monte aux lèvres : « D’où viens-tu ?  » Mais une profonde et irrémédiable détresse arrache violemment d’un cœur de femme le cri du doute, et le charme est rompu. Elsa et Lohengrin, c’est Psyché et l’Amour, c’est Madeleine au tombeau et le divin jardinier qui lui dit : Noli me tangere. Ne me touchez point. Car il savait bien, sachant toutes choses, que l’idéal tombe en poussière sous le doigt qui l’effleure. Elsa et Lohengrin nous ensei-