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LA VIE LITTÉRAIRE

ment et mélancoliquement sous ma fenêtre. Il jouait dans la grande allée des peupliers dont les feuilles me paraissent mornes même au printemps, depuis que Maria a passé là avec des cierges, une dernière fois. L’instrument des tristes, oui, vraiment : le piano scintille, le violon donne aux fibres déchirées la lumière, mais l’orgue de Barbarie, dans le crépuscule du souvenir, m’a fait désespérément rêver. Maintenant qu’il murmurait un air joyeusement vulgaire et qui mit la gaieté au cœur des faubourgs, un air suranné, banal : d’où vient que sa ritournelle m’allait à l’âme et me faisait pleurer comme une ballade romantique ? Je la savourai lentement et je ne lançai pas un sou par la fenêtre de peur de me déranger et de m’apercevoir que l’instrument ne chantait pas seul.

Poète ou prosateur, et toujours poète, M. Stéphane Mallarmé peut, vous en avez maintenant le sentiment, se faire entendre hors du cénacle où il est tenu pour inspiré et écouté comme un docteur. Il exerça une action puissante sur la jeune génération de poètes, MM. Viélé-Griffin, Charles Morice, Dujardin, Mockel, Retté le tiennent pour un maître et l’un d’eux a dit de lui : « Il est, dans l’art, notre conscience vivante. »

Pour nous, qui ne sommes pas des dévots et qui ne vivons pas dans le sanctuaire, nous voudrions que l’œuvre et l’enseignement du maître fussent moins ésotériques et secrets. Mais comment ne pas estimer cette âme fière et douce, inflexible et courtoise ? Comment ne pas subir le charme d’un talent qui, dans l’intervalle des ombres, jette de ces lueurs qui font le prix des diamants et des pierres fines, et lancent de ces rayons qui transpercent le cœur ?

15 janvier 1893.