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RÉMY DE GOURMONT

objets inconnus des anciens, force était bien de créer des vocables nouveaux, si l’on ne voulait pas vivre éternellement dans la périphrase… Ces termes essentia, existentia, quantitas, qualitas, identitas, dont toutes les langues modernes ont hérité, nous viennent des écoles du douzième et du treizième siècle : c’est pure ingratitude de les leur reprocher. Un savant de mes amis, qui passe sa vie à étudier le moyen âge et à en médire, me citait avec indignation ces deux mots : sentimentum caritatis, qu’il venait de trouver dans un texte. Il est vrai qu’ils n’ont rien de classique : mais si le sentiment de la charité, comme cela en a tout l’air, a été d’abord nommé dans cette langue, n’est-ce pas injuste, par amour du latin de l’antiquité, d’en faire un reproche au bas latin ?

Comment ces subtils dialecticiens, qui passaient leur vie à raisonner sur la forme et la substance, auraient-ils pu se borner au latin du temps de César ? Ce n’est pas avec le nescio quid ou le ut ita dicam du De officiis qu’on aurait pu, par exemple, établir une comparaison entre le système philosophique de Duns Scot et celui de saint Thomas. (De renseignement des langues anciennes, conférences faites aux étudiants en lettres de la Sorbonne, in-18,1891.)

J’ai cité cette page pour charmer M. de Gourmont et pour apaiser, comme avec la harpe de David, une humeur farouche. Car M. de Gourmont cède volontiers, quand il est contredit, à son génie altier et colère. Il traite durement, par exemple, ceux qui croient que les poèmes et les comédies de Hroswitha sont réellement l’œuvre d’une nonne allemande de Gandersheim, et non l’invention d’un faussaire de la fin du quinzième siècle. Il dit que ce sont de faux lettrés. J’en suis vraiment fâché pour ce pauvre Charles Magnin, qui, vers 1845, traduisit Hroswitha en français, croyant bien faire. C’était, de son vivant, un bibliothécaire assidu et très doux, une âme timide, triste et naïve. Si M. de Gourmont l’avait connu, il l’aurait traité avec moins de rudesse.