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LA VIE LITTÉRAIRE

sance sur un empire sans nom, étrange et chaud comme un rêve d’opium. En cet Orient-rêve, « la cité, dit le poète (et quel autre nom donner à l’assembleur de ces éclatantes et philosophiques images ? ) la cité avait été gouvernée jadis par des princes qui portaient le visage découvert ; mais dès longtemps s’était levée une longue horde de rois masqués. Nul homme n’avait vu la face de ces rois, et même les prêtres en ignoraient la raison. Cependant l’ordre avait été donné, depuis les âges anciens, de couvrir les visages de ceux qui s’approchaient de la résidence royale ; et cette famille de rois ne connaissait que les masques des hommes. »

Par une antique loi, qui n’avait jamais été transgressée, aucun miroir ne devait entrer dans le palais de ce roi dont la face était gardée dans l’or, comme des os dans les reliquaires. La galerie des aïeux était ornée de portraits éclatants et mystérieux. Visages masqués et surmontés de tiares :

« Seulement le portrait le plus ancien, écarté des autres, représentait un jeune homme pâle, aux yeux dilatés d’épouvante, le bas du visage dissimulé par les ornements royaux. »

Et ce roi, à qui il était interdit par une loi religieuse de voir un visage nu, était entouré de cinquante prêtres aux masques austères, de cinquante bouffons aux masques hilares et de cinquante femmes aux masques de satin, dont la beauté immuable souriait mystérieusement. Or, un vieillard, la face découverte, entra un jour dans ce palais de mensonges. C’était un de ces saints de l’Orient, qui acquièrent dans le jeûne et dans la méditation des vertus et des connaissances qui semblent divines. Et, bien qu’il fût aveugle, ce vieillard discerna que