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LA VIE LITTÉRAIRE

inouïe de l’exquis, la maladie délicieuse du rare et du précieux. On disait qu’il avait enchâssé des rubis et des émeraudes dans la carapace d’une tortue vivante, devenue digne ainsi de marcher sur les plus somptueux tapis. Et quand un romancier d’un talent coloré créa le type d’un Héliogabale parisien, on voulut retrouver dans le des Esseintes de M. J.-K. Huysmans quelques traits empruntés aux imaginations du comte Robert de Montesquiou.

On eut grand tort. M. de Montesquiou n’est pas un des Esseintes. Et si l’on peut pénétrer le secret de sa vie discrète et cachée, consacrée à un labeur charmant mais rude et prolongé, on ne retrouvera rien du Montesquiou légendaire et mythique, sinon un amant délicat des belles choses, s’entourant des formes de l’art qui répondent le mieux à ses rêves, vivant dans les somptuosités choisies du mobilier empire et du décor japonais, assez artiste enfin pour donner au ciseleur la maquette en cire d’un cuivre ornemental et à Galle le modèle d’un meuble en marqueterie. On reconnaîtra que c’est là un Héliogabale bien innocent. Au reste sa grande affaire ce sont ses poèmes, qu’il compose au hasard et à la faveur de l’inspiration, mais qui se relient tous les uns aux autres par un lien ténu mais toujours ressaisi.

Aussi s’est-il toujours refusé à donner aux revues des poèmes détachés. Il veut que son œuvre paraisse tout assemblée ; et le premier tome qu’il en donne, les Chauves-Souris (qui dans la pensée du poète suit un premier tome, encore inédit) forme un tout composé de pièces distinctes, ayant leur sens en elles-mêmes et leur sens dans l’ensemble. Mais sur ce livre, imprimé avec une sobre magnificence et vêtu de soie