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LAMENNAIS

il faut songer qu’il était porté par la main de Pierre, sous laquelle il voulait mettre le monde. Je trouve dans le livre de M. Spuller une page de Prévost-Paradol qui peint fortement cette âme abîmée avec ses grandes espérances :

Lamennais avait vu dans l’Église catholique l’émancipatrice prédestinée des nations. C’est donc à l’Église qu’il s’adresse, c’est elle qu’il somme d’instituer ici-bas la paix et la justice, et, comme il la charge de faire le bonheur du genre humain, il veut naturellement lui en donner la conduite. Il la déclare indépendante des puissances de la terre, bien plus, leur souveraine ; il lui faut un Grégoire VII, plus puissant que les rois despotiques et que les aristocraties égoïstes, qui nous enseigne et nous oblige à être justes et heureux. Il supplie l’Église de se prononcer et de jeter sa parole décisive dans l’arène où se débat l’humanité ; il la conjure, d’abord avec douceur, plus tard avec amertume, de s’expliquer et de tout finir d’un seul mot qui emportera toutes les résistances et qui commencera la régénération du monde. Il l’a déclarée cent fois infaillible, et il attend, il presse son jugement. Elle se rend enfin à tant d’instances, elle parle et le condamne.

Il se soumit pourtant. Que sa soumission n’ait point été pleine et entière, comme l’ont dit les prêtres qui le haïssaient, il se peut. Mais il est clair qu’on voulait se débarrasser de l’audacieux qui entraînait l’Église dans des voies nouvelles. Et lui-même, emporté par sa pensée ardente, s’arrachait sans retour de l’Église. Il rebâtissait Rome dans son âme apostolique et il y appelait les peuples avec des cris de haine et de pitié. Par les Paroles d’un croyant, Lamennais se révéla le prophète du socialisme chrétien. Ce pamphlet biblique animé d’un si grand souffle de révolte, fit scandale parmi les puissants du jour. On disait : c’est l’apocalypse de Satan ; c’est Babeuf