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LA VIE LITTÉRAIRE

tion divine chez les jeunes séminaristes. Félicité de Lamennais ne connut jamais ce doux contentement d’une âme qui quitte tout et qui se quitte elle-même. Pourtant c’est à ce seul prix qu’on entre heureusement dans les ordres. Sous-diacre à trente-trois ans et prêtre à trente-quatre, il fit ses vœux entraîné, pressé, contraint, inquiet, la mort dans l’âme. En célébrant sa première messe, il sua une sueur d’agonie. Il a conté depuis qu’à cette heure terrible, devant l’autel, il entendit très distinctement une voix qui lui disait : « Je t’appelle à porter ma croix, rien que ma croix, ne l’oublie pas. » À peu de temps de là, il écrivait à l’abbé Jean, son frère : « Je ne suis et ne puis qu’être désormais extraordinairement malheureux. »

Du fond de sa désolation, s’il avait cessé de croire, il l’aurait crié au monde. Réprima-t-il jamais l’impétueuse sincérité de son âme ? Il faut remarquer seulement que, théologien médiocre, il ne s’appliquait guère à l’examen des dogmes et qu’il n’était point du tout enclin à considérer les fondements de la foi. Tout lui était roc pour asseoir l’édifice de ses idées. Ce qui occupait son âme tout entière, c’était l’action sociale du christianisme, le règne de l’Église sur le monde. Il vivait dans le plus puissant rêve de théocratie qu’un prêtre eût jamais fait depuis Grégoire VII. D’abord royaliste et chrétien, il n’avait pas tardé à subordonner la royauté temporelle à la royauté spirituelle. Sans pape, point d’Église ; sans Église, point de christianisme ; sans christianisme, point de société : donc le pape est au-dessus de tout.

Il n’y a pas deux puissances, mais une seule, celle qui a été instituée pour la garde de la vérité dans le monde, l’Église catholique, qui réside dans le pape.