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LA VIE LITTÉRAIRE

Et M. Renan peut ajouter aujourd’hui : « Je n’ai existé pleinement que pour le public. Il a eu tout de moi. » De telles paroles révèlent l’originalité morale de M. Renan. Elles montrent qu’il entra dans l’étude comme un prêtre, non comme un profane, et que, si d’autres ont l’amour de la science, il en eut la foi. M. Renan est tout le contraire d’un dilettante. Sa vie entière est une idée suivie. Rien n’est plus vrai, et, par bonheur, je ne suis pas le premier à m’en apercevoir. M. Jules Lemaître, entre autres, l’avait vu avec sa perspicacité coutumière, et M. Maurice Spronck me faisait encore, la semaine passée, des remarques fort intéressantes sur ce qu’il appelait le dogmatisme scientifique de M. Renan. Mais en remarquant que ce grand esprit poussa jusqu’à la rigueur monacale l’idée qu’il se faisait du savant et du philosophe, on concevra mieux comment il devint le directeur des âmes incroyantes de son temps.

Cela est donc bien entendu. Il se garda des amitiés particulières. Le public eut tout de lui. Rien n’est plus vrai. Mais il est vrai aussi que, sans sa belle existence intime, sans les suaves conseillères de son foyer, il n’aurait jamais songé, pensé ces pages de vie et de rêve, de vérité et de poésie qui font de lui le guide et l’enchanteur de son siècle.

On n’écrit point de telles pages si l’on n’a pas ressenti ces chastes troubles de la chair et du sang dont Josabeth se repentait, parce qu’elle avait été nourrie dans le Temple. M. Renan n’a jamais existé pleinement que pour le public. Sans doute. Mais, s’il n’avait pas eu de vie intime, il n’aurait jamais écrit ces chefs-d’œuvre du sentiment mêlé au génie : la vie de sa sœur Henriette et les Souvenirs d’enfance