Page:Anatole France - La Vie littéraire, V.djvu/116

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
104
LA VIE LITTÉRAIRE

dit pas expressément dans les termes mêmes que j’emploie, mais il le laisse entendre. Jaloux de surprendre des pensées graves, exprimées dans une forme ingénieuse et parfois souriante, il frappa à la porte des romanciers, des poètes et des philosophes. Il interrogea, prêta l’oreille et ne perçut que des grognements inarticulés et des hurlements furieux.

Quelle ne fut point sa surprise ! avec quelle amère tristesse il se vit arraché à son rêve ! Ce qu’il croyait être les jardins d’Académos était un cirque plein de bêtes. Et, venu comme un scribe fidèle, il dut prendre l’attitude d’un dompteur. Cela, il le dit formellement dans sa préface. Il s’y compare à un belluaire, et il en ressent pour lui-même beaucoup de mélancolie et quelque honte. Il sait que la foule cruelle l’applaudira, mais, comme le Spartacus du bonhomme Saurin, il est « indigné de sa gloire ». C’est au banquet des muses qu’il voulait s’asseoir et s’enivrer d’harmonie. Si je n’avais lu son avertissement, j’aurais cru tout au contraire que le jeune reporter se plaisait infiniment à ces cris furieux dont il se prétend offensé ; j’aurais cru qu’il mettait toute son industrie à exciter les bêtes féroces (c’est le nom qu’il nous donne), et qu’il goûtait une véritable joie à les faire battre ensemble. Je n’aurais jamais deviné qu’il eût le moindre souci de la paix des cœurs, de l’harmonie des âmes, du concert des idées, non plus que de la dignité des lettres et du bon renom des écrivains. Comme on se trompe ! Enfin, qu’il l’ait voulu ou non, il a servi de truchement à beaucoup de sottes vanités, de colères puériles et de haines intéressées. Il a fait un ample recueil et une riche collection de nos misères intellectuelles et