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L’ARGENT

Il fallait un vigoureux ouvrier pour accomplir une pareille besogne. Et l’on ne saurait méconnaître la grandeur de l’effort. Mais on peut se demander s’il n’y avait pas pour l’artiste plus d’inconvénients que d’avantages à se tracer, par avance, une tâche si longue et à s’imposer des obligations si rigoureuses.

Celle qui dut peser le plus à M. Zola fut de ne pouvoir sortir d’une époque qui s’enfonce de plus en plus dans les profondeurs du passé. Le second Empire, dans lequel il s’est condamné à vivre depuis vingt ans, n’est plus contemporain de nous : c’est désormais une période historique et l’on a pu dire, sans trop railler, que M. Émile Zola, voué à restituer une époque déjà lointaine, s’est consacré, comme Walter Scott, au roman historique. Condition cruelle pour le maître de l’école naturaliste, qui a préconisé l’emploi du document humain, c’est-à-dire, autant que je puis comprendre, l’observation directe, et la vie prise sur le fait. Déjà, la gêne que lui donnait son cadre chronologique s’était fait sentir çà et là. Mais dans le nouveau roman, l’Argent, elle est devenue une torture incessante.

L’Argent fait suite, logiquement, à la Curée dont nous parlions tout à l’heure. Nous y retrouvons ce Saccard « grêle, rusé et noirâtre », qui était à ses débuts un drôle de la pire espèce. Avec l’âge il a pris de l’envergure et il est devenu un financier, peu scrupuleux à la vérité, mais d’une belle imagination. Ce poète des millions est grand par l’audace des vues et par l’ampleur du rêve. C’est le Napoléon de la finance. Il fonde la Banque universelle. Mais cette Banque universelle, c’est, pour l’appeler de son vrai nom, l’Union générale. M. Zola a transporté en 1867 le krach fameux de 1882. L’anachro-