Page:Anatole France - La Vie littéraire, IV.djvu/76

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
48
LA VIE LITTÉRAIRE.

duite de la guerre et dans l’administration des pays conquis un esprit d’ordre, de sagesse et de mesure qui atteste du moins une certaine beauté intellectuelle. Non, les Borgia n’étaient pas des monstres au sens propre du mot. Leur personne morale n’était atteinte, à ce qu’il semble, d’aucun vice constitutionnel : ils ne différaient point, par leurs idées ou leurs sentiments, des Savelli, des Gaetani, des Orsini, dont ils étaient entourés. C’étaient des êtres violents, en pleine possession de la vie. Ils désiraient tout, et en cela ils étaient hommes ; ils pouvaient tout : c’est ce qui les rendit effroyablement criminels. Il serait dangereux de se le dissimuler : les sociétés humaines contiennent beaucoup de Borgias, je veux dire beaucoup de gens possédés d’une furieuse envie de s’accroître et de jouir.

Notre société en renferme encore un très grand nombre. Ils sont de tempérament médiocre et craignent les gendarmes. C’est l’effet de la civilisation d’affaiblir peu à peu les énergies naturelles. Mais le fonds humain ne change pas, et ce fonds est âpre, égoïste, jaloux, sensuel, féroce.

Il n’y a pas, dans nos administrations, de pauvre bureau qui ne voie, dans ses quatre murs tapissés de papier vert, toutes les convoitises et toutes les haines qui s’allumèrent dans le Vatican, sous la papauté espagnole. Mais la bête humaine y est moins vigoureuse, moins ardente, moins fière ; le tigre royal est devenu le chat domestique. Au fond, l’affaire est la même : il s’agit de vivre, et cela seul est déjà féroce.