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NOTRE CŒUR.

que M. Alphonse Daudet qui, parmi eux, semble admettre parfois une sorte de providence universelle, un impératif catégorique et ce que son ami Gambetta appelait, un peu radicalement, la justice immanente des choses. Les autres sont des sensualistes purs, infiniment tristes, de cette profonde tristesse épicurienne auprès de laquelle l’affliction du croyant semble presque de la joie. Cela est un fait, et il faut bien que je le dise, comme le moine Raoul Glaber notait dans sa chronique les pestes et les famines de son siècle effrayant.

M. de Maupassant, du moins, ne nous a jamais flattés. Il ne s’est jamais fait scrupule de brutaliser notre optimisme, de meurtrir notre rêve d’idéal. Et il s’y est toujours pris avec tant de franchise, de droiture, et d’un cœur si simple et si ferme, qu’on ne lui a point trop gardé rancune. Et puis il ne raisonne pas ; il n’est subtil ni taquin. Enfin, il a un talent si puissant, une telle sûreté de main, une si belle audace, qu’il faut bien le laisser dire et le laisser faire. Volontairement ou non, il s’est peint dans un des personnages de son dernier roman. Car il est impossible de ne pas reconnaître l’auteur de Bel Ami en ce Gaston de Lamarthe qu’on nous dit « doué de deux sens très simples, une vision nette des formes et une intuition instinctive des dessous ». Et le portrait de ce Gaston de Lamarthe n’est-il pas, trait pour trait, le portrait de M. de Maupassant ?

Gaston de Lamarthe, c’était avant tout un homme de lettres, un impitoyable et terrible homme de lettres. Armé d’un œil qui cueillait les images, les attitudes.