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MADAME ACKERMANN.

quand tu en auras fait un bienheureux ? Garde-le ; j’aime mieux ne le revoir jamais. » Soit qu’elle crie à la nature : « En vain tu poursuis ton obscur idéal à travers tes créations infinies : tu n’enfanteras jamais que le mal et la mort », elle fait entendre l’accent d’une méditation passionnée, elle est poète par l’audace réfléchie du blasphème ; tous les plis mal faits du discours tombent ; l’on ne voit plus que la robuste nudité et le geste sublime de la pensée.

On admire, on est ému, on ressent une effrayante sympathie et l’on murmure cette parole du poète Alfred de Vigny : « Tous ceux qui luttèrent contre le ciel injuste ont eu l’admiration et l’amour secret des hommes. »

Rappelez-vous le chœur des Malheureux, qui ne veulent pas renaître, même pour goûter la béatitude éternelle, mais tardive.

Près de nous la jeunesse a passé les mains vides,
Sans nous avoir fêtes, sans nous avoir souri.
Les sources de l’amour sur nos lèvres avides,
Comme une eau fugitive, au printemps ont tari.
Dans nos sentiers brûlés pas une fleur ouverte.
Si, pour aider nos pas, quelque soutien chéri
Parfois s’offrait à nous sur la route déserte,
Lorsque nous les touchions, nos appuis se brisaient ;
Tout devenait roseau quand nos cœurs s’y posaient.
Au gouffre que pour nous creusait la Destinée,
Une invisible main nous poussait acharnée.
Comme un bourreau, craignant de nous voir échapper,
À nos côtés marchait le Malheur inflexible.
Nous portions une plaie à chaque endroit sensible.
Et l’aveugle Hasard savait où nous frapper.

Peut-être aurions-nous droit aux célestes délices ;
Non ! ce n’est point à nous de redouter l’enfer,