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MADAME ACKERMANN.

bâtir une tour d’où elle découvrait le golfe bleu et les cimes blanches des montagnes du Piémont. C’est là qu’elle est morte après quarante-quatre ans de solitude. Chaque matin, comme le vieux Rollin dans sa maison de Saint-Étienne-du-Mont, elle allait voir, en se levant, comment ses arbres fruitiers avaient passé la nuit. De temps en temps, dans la paix de ses jours monotones, elle écrivait ces vers désespérés qui lui survivent. Pas de vie plus unie que la sienne. Cette audacieuse mena l’existence la plus régulière.

« Je puis être hardie dans mes spéculations philosophiques, disait-elle ; mais, en revanche, j’ai toujours été extrêmement circonspecte dans ma conduite. Cela se comprend d’ailleurs. On ne commet guère d’imprudences que du côté de ses passions ; or, je n’ai jamais connu que celles de l’esprit. » Tout son bonheur au monde et son unique sensualité furent de voir fleurir ses amandiers et de causer de Pascal avec M. Ernest Havet.

Sans demander aucune aide au ciel, elle exerça les vertus de ces saintes femmes, de ces veuves voilées que célèbre l’Église. Naturellement, elle était d’une pudeur farouche.

L’idée seule d’une faiblesse des sens lui faisait horreur, et elle s’éloignait avec dégoût des personnes qu’elle soupçonnait d’être trop attachées aux choses de la chair. Quand elle avait dit d’une femme « elle est instinctive », c’était un congé définitif. Elle avait même, à cet endroit, des rigueurs inconcevables. Il lui arriva de se brouiller avec une amie d’enfance, parce que la pauvre dame,