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LA VIE LITTÉRAIRE.

taine et courte. Ils se croient sceptiques, lorsqu’ils sont au contraire d’une crédulité naïve. On m’appelle mademoiselle Renan. Je suis effrayé du poids des lourdes croyances qui pèsent sur l’âme de mon père spirituel. M. Renan, que d’ailleurs j’ai beaucoup inventé pour ma part, est opprimé sous toutes sortes de fidélités, et de confessions, et de professions, et de symboles. Moi, je ne crois qu’à Moi. Cela seul m’embarrasse, que le moi suppose le non moi, car enfin, si le monde se réflète en moi, il faut bien que le monde ait tout de même une espèce de vague réalité. Mais qu’il existe, c’est son affaire et non la mienne. Je suis bien assez occupé d’entretenir la réalité de mon moi, qui tente sans cesse à se dissoudre.

Il a raison, M. Maurice Barrès. Son Moi a une tendance singulière à se répandre dans l’infini. Il est exquis, ce moi, mais d’une délicatesse, d’une subtilité, d’un vague extrêmes. Il est fait d’affaissements, de troubles, d’hésitations et si compliqué, que c’est un héroïque travail de le contenir. Une perpétuelle ironie le subtilise et le dévore. C’est un moi fluide et charmant, d’une inquiétante ténuité. Ce moi pensant a l’éclat des nébuleuses et fait songer à ces astres frêles, à ces comètes pour lesquelles la sollicitude des astronomes redoute sans cesse quelque terrible aventure céleste. Et ces craintes ne sont point vaines. Plusieurs de ces astres subtils se sont perdus dans leur course hyperbolique, d’autres ont été coupés en deux. Ils ont maintenant deux Moi qui ne peuvent se rejoindre.

Pour conjurer une semblable disgrâce, M. Maurice Barrès a recours à divers procédés. Il ne se contente pas