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LA VIE LITTÉRAIRE.

Vie, œuvre, idées, tel est en effet le sujet qu’il s’est proposé. Et il l’a traité sans doute, mais à sa fantaisie, sans souci des proportions, sans nulle envie de former un ensemble. La négligence est voulue, et ce n’est point une faiblesse. Il n’achève pas la biographie qu’il avait commencée ; il court et bondit dès qu’il lui en prend envie ; il s’arrête quand il lui plaît. Il est merveilleusement agile et capricieux. Son esprit, accoutumé aux méthodes transcendantes, se rit de nos trop simples procèdes d’exposition et de critique. À l’occasion il est admirable dans la casuistique ; il y prend goût, il s’y attarde pour son plaisir et pour le nôtre. Il n’en sort plus. Il est là dedans comme le lièvre dans le serpolet. Mais en deux bonds il remplit le reste de sa carrière et touche le but. Car La Fontaine a beau dire : le lièvre arrive toujours avant la tortue, comme le génie l’emporte toujours sur la bonne volonté.

Ce que c’est que d’avoir calculé le nombre des valeurs qu’acquiert une fonction quand on permute les lettres ! Après cela, dès qu’on s’en donne la peine, on se montre plus grand casuiste qu’Escobar et Sanchez. Je vous assure que M. Joseph Bertrand est incomparable pour décider des cas difficiles. Il a pour confrères à l’Académie deux grands directeurs de consciences. M. Alexandre Dumas, qui est sévère, et M. Ernest Renan, qui est indulgent. Si M. Bertrand se mêle comme eux de guider les âmes, je lui prédis qu’il y réussira parfaitement, aujourd’hui surtout qu’il y a beaucoup d’inquiétude et toutes sortes de scrupules chez les pécheurs. Il est subtil. C’est ce qu’on veut