Page:Anatole France - La Vie littéraire, IV.djvu/186

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
158
LA VIE LITTÉRAIRE.

premier, mais bien à qui l’a fixée fortement dans la mémoire des hommes.

Nos littérateurs contemporains se sont mis dans la tête qu’une idée peut appartenir eu propre à quelqu’un. On n’imaginait rien de tel autrefois, et le plagiat n’était pas jadis ce qu’il est aujourd’hui. Au xviie siècle, on en dissertait dans les chaires de philosophie, de dialectique et d’éloquence. Maître Jacohus Thomasius, professeur en l’école Saint-Nicolas de Leipzig, composa vers 1684, un traité De plagio litterario « où l’on voit, dit Furetière, la licence de s’emparer du bien d’autrui en fait d’ouvrages d’esprit. » À la vérité je n’ai pas lu le traité de maître Jacobus Thomasius, je ne l’ai vu de ma vie et ne le verrai, je pense, jamais ; si j’en parle, c’est affectation pure et seulement parce qu’il est cité dans un vieil in-folio, dont les tranches d’un rouge bruni et le vieux cuir largement écorné m’inspirent beaucoup de vénération. Il est ouvert sur ma table, à la lumière de la lampe, et son aspect de grimoire me donne, par cette nuit tranquille, l’impression que, dans mon fauteuil, sous l’amas de mes livres et de mes papiers, je suis une espèce de docteur Faust et que, si je feuilletais ces pages jaunies, j’y trouverais peut-être le signe magique par lequel les alchimistes faisaient paraître dans leur laboratoire l’antique Hélène comme un rayon de lumière blanche. Une rêverie m’emporte. Je tourne lentement les feuillets qu’ont tournés avant moi des mains aujourd’hui tombées en poussière, et si je n’y découvre pas le pentacle mystérieux, du moins j’y rencontre une