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ce n’est un triple penseur ?) ne doit avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune conviction sociale… Faire partie de n’importe quoi, entrer dans un corps quelconque, dans n’importe quelle confrérie ou boutique ; même prendre un titre quel qu’il soit, c’est se déshonorer, c’est s’avilir… Tu peindras le vin, l’amour, les femmes, la gloire, à condition, mon bonhomme, que tu ne sois ni ivrogne, ni amant, ni mari, ni tourlourou. Mêlé à la vie, on la voit mal, on en souffre ou on en jouit trop. L’artiste, selon moi, est une monstruosité, quelque chose hors nature. »

Là est la faute. Il ne comprit pas que la poésie doit naître de la vie, naturellement, comme l’arbre, la fleur et le fruit sortent de la terre, et de la pleine terre, au regard du ciel. Nous ne souffrons jamais que de nos fautes. Il souffrit de la sienne cruellement. « Son malheur vint, dit justement notre critique, de ce qu’il s’obstina à voir dans la littérature, non la meilleure servante de l’homme, mais on ne sait quel cruel Moloch, avide d’holocaustes. »

Enfant gâté, puis vieil enfant (ajoute M. Laujol) enfant toujours ! Flaubert devait conserver comme un viatique ses théories de collège sur l’excellence absolue de l’homme de lettres, sur l’antagonisme de l’écrivain et du reste de l’humanité, sur le monde regardé comme un mauvais lieu, que sais-je encore ? Toutes ces bourdes superbes lui étaient apparues d’abord comme des dogmes, et il leur garda sa piété première. Une conception enfantine du devoir s’attarda dans cette intelligence où, malgré d’éblouissants éclairs, il y eut toujours une sorte de nuit.