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LE BARON DENON.

Ainsi le baron Denon fut heureux pendant plus de soixante-dix ans. À travers les catastrophes qui bouleversèrent la France et l’Europe et précipitèrent la fin d’un monde, il goûta finement tous les plaisirs des sens et de l’esprit. Il fut un habile homme. Il demanda à la vie tout ce qu’elle peut donner, sans jamais lui demander l’impossible. Son sensualisme fut relevé par le goût des belles formes, par le sentiment de l’art et par la quiétude philosophique ; il comprit que la mollesse est l’ennemie des vraies voluptés et des plaisirs dignes de l’homme. Il fut brave et goûta le danger comme le sel du plaisir. Il savait qu’un honnête homme doit payer à la destinée tout ce qu’il lui achète. Il était bienveillant. n lui manqua sans doute ce je ne sais quoi d’obstiné, d’extrême, cet amour de l’impossible, ce zèle du cœur, cet enthousiasme qui fait les héros et les génies. Il lui manqua l’au delà. Il lui manqua d’avoir jamais dit : « Quand même ! » Enfin, il manqua à cet homme heureux l’inquiétude et la souffrance.

En descendant l’escalier du quai Voltaire, la jeune Irlandaise, qui avait beaucoup sacrifié à la patrie et à la liberté, murmura ces paroles :

« Les habitudes de sa vie ne lui permirent de prendre les armes pour aucune cause. »

Elle avait touché le défaut de cette existence heureuse[1].

  1. J’ai passé une grande partie de mon enfance et de mon adolescence dans cette maison où Denon, un demi siècle auparavant, coulait sa vieillesse élégante et ornée.