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LE BARON DENON.

regrettai ; sa singulière bonté, la naïveté de ses désordres, la vivacité de ses regrets m’avaient intéressé[1]. »

Mais lady Morgan, qui va d’une vitrine à l’autre, promenant parmi les débris des temps sa tête vive et brune, pousse un cri. Elle a vu, pendu au mur, le masque en plâtre de Robespierre.

— Le monstre ! s’écrie- t-elle.

Le bon baron n’a pas de ces haines aveugles. Pour lui, Robespierre fut un maître qu’il a conquis comme les deux autres, Louis XV et Napoléon. Il conte à la belle indignée comment il s’est rencontré une nuit avec le dictateur. Il était chargé de dessiner des costumes. On lui manda de se présenter, pour cet effet, devant le comité qui s’assemblait aux Tuileries à deux heures du matin.

« Je me rendis au palais à l’heure dite. Une garde armée veillait dans les antichambres à peine éclairées. Un huissier me reçut, puis s’éloigna, me laissant seul dans une salle que la lueur d’une seule lampe laissait aux trois quarts dans l’ombre. Je reconnus l’appartement de Marie-Antoinette, où, vingt ans auparavant, j’avais servi comme gentilhomme ordinaire de Louis XV. Pendant que je buvais ainsi dans la coupe amère du souvenir, une porte s’ouvrit doucement, et un homme s’avança vers le milieu du salon. Mais, apercevant un étranger, il recula brusquement : c’était Robespierre.

  1. Denon, loc. cit., t. I, pp. 149, 150. — On me pardonnera, pour la femme du roumi comme pour le pied de momie, d’avoir mis dans la bouche de Denon, ce qu’en réalité j’ai trouvé dans sa relation.