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LE BARON DENON.

envoie à l’Arabe une balle dans la poitrine, referme ses portefeuille et regagne la barque.

Le soir, il montra son dessin à l’état-major. Le général Desaix lui dit :

— Votre ligne d’horizon n’est pas droite.

— Ah ! répond Denon, c’est la faute de cet Arabe. Il a tiré trop tôt.

À deux ans de là il était nommé par Bonaparte directeur général des musées. On ne peut refuser à cet habile homme le sens de l’à-propos et l’art de se plier aux circonstances. Il avait quitté sans regret le talon rouge pour les bottes à éperon. Courtisan d’un empereur à cheval, il suivit de bon cœur son nouveau maître dans ses campagnes, en Autriche, en Espagne, en Pologne. Autrefois il expliquait des médailles à Louis XV dans les boudoirs de Versailles. Maintenant, il dessinait au milieu des batailles sous les yeux de César et charmait les vétérans de la Grande Armée par son mépris élégant du danger. À Eylau, l’empereur vint lui-même le tirer du plateau balayé par la mitraille.

Il n’avait presque point quitté l’empereur pendant la campanile de 1805 ; à Schœnbrunn il eut l’idée de la colonne triomphale qui s’éleva bientôt sur la place Vendôme. Il en dirigea l’exécution et surveilla soigneusement l’esquisse de cette longue spirale de bas-reliefs qui tourne autour du fut de bronze. C’est à un peintre, et à un peintre obscur, Bergeret, qu’il demanda ces compositions dont il avait réglé lui-même toute l’ordonnance. Le style en est monotone et tendu. Les figures manquent