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LA VIE LITTÉRAIRE.

Il plut tout de suite à Joséphine et devint de ses familiers. L’année suivante, comme il était dans le cabinet de toilette de la créole, se chauffant à la cheminée, car l’hiver durait encore :

— Voulez-vous, lui dit-on, faire partie de l’expédition d’Égypte ?

Les savants de la commission étaient déjà en route. La flotte devait mettre à la voile dans quelques jours.

— Serai-je maître de mon temps et libre de mes mouvements ?

On le lui promit.

— J’irai.

Il était âgé de plus de cinquante ans. Dans toute la campagne, il montra une intrépidité charmante. Le portefeuille eu bandoulière, la lorgnette au côté, les crayons à la main, au galop de son cheval, il devançait les premières colonnes pour avoir le temps de dessiner en attendant que la troupe le rejoignît. Sous le feu de l’ennemi, il prenait des croquis avec la même tranquillité que s’il eût été paisiblement assis à sa table, dans son cabinet. Un jour que la flottille de l’expédition remontait le Nil, il aperçut des ruines et dit : « Il faut que j’en fasse un dessin ». Il obligea ses compagnons à le débarquer, courut dans la plaine, s’établit sur le sable et se mit à dessiner. Comme il achevait son ouvrage, une balle passe en sifflant sur son papier. Il relève la tête, et voit un Arabe qui venait de le manquer et rechargeait son arme. Il saisit son fusil déposé à terre,